Chroniques

Négociations Turquie/Syrie : Moscou toujours maître du jeu ?

Une première rencontre tripartite depuis 11 ans a eu lieu à Moscou entre les ministres turc et syrien de la Défense. Que signifie ce rapprochement entre les deux ennemis jurés pour la Turquie, la Syrie, les Kurdes mais aussi pour la Russie ?

Le mercredi 28 décembre, une rencontre inattendue (pour les non-initiés) entre les ministres de la Défense syrien et turc, Ali Mahmoud Abbas et Hulusi Akar, en présence de leur homologue russe, Sergueï Choïgou, a eu lieu à Moscou. Il s’agit de la première entrevue officielle de ce niveau entre Ankara et Damas depuis 2011, même si des discussions secrètes entre les services de renseignement des deux pays avaient déjà repris depuis près de trois ans.

Roland Lombardi est docteur en histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages sont Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021) et Abdel Fattah Al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

Il faut tout d’abord rappeler que la Turquie d’Erdogan était en première ligne, dès le début de la crise syrienne en 2011, dans le soutien indéfectible de l’opposition armée et civile, majoritairement islamiste, contre le pouvoir de Bachar el-Assad. Avec le soutien tacite et naïf des Occidentaux, l’objectif d’Ankara et de son allié qatari était clair : renverser le président syrien pour installer à Damas un pouvoir dominé principalement par les Frères musulmans syriens.

La Turquie, qui a accueilli par ailleurs sur son sol près de quatre millions de réfugiés, se plaçait donc de fait comme adversaire géostratégique majeur dans la zone pour la Russie, parrain et protecteur d’Assad. Or, après de vives tensions, un premier rapprochement entre Ankara et Moscou eut lieu à l’été 2016 dans le but pragmatique, pour les deux États, d’établir des pourparlers en coulisses, un modus operandi et une sorte de «coopération»russo-turque sur le terrain.

Depuis, la Turquie est, pour la Syrie, une puissance occupante en raison de ses quatre incursions massives et de la présence des troupes turques dans le nord de la Syrie afin de combattre les forces kurdes.

La rencontre de Moscou en décembre dernier est ainsi un revirement symbolique très fort et l’annonce d’un dégel et d’un processus de normalisation des relations entre Damas et Ankara. Elle a été l’occasion d’aborder la gestion de la longue frontière en commun, des réfugiés syriens, et des «efforts conjoints pour combattre les groupes extrémistes», selon un communiqué du ministère de la Défense russe. Toutes les parties ont souligné la nécessité de «poursuivre le dialogue». Les discussions devraient donc se poursuivre en 2023 avec une prochaine étape : une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères turc et syrien, voire un éventuel rendez-vous au sommet entre Erdogan et Assad…

Une Russie maîtresse du jeu, et un pouvoir syrien renforcé


Rencontre à Moscou entre les ministres turc et syrien de la Défense, une première depuis 11 ans

Dans ce nouveau processus, le Kremlin a évidemment joué un rôle clé. Cela démontre par ailleurs, qu’en dépit de ce qu’affirment certains «experts», cette Russie, «affaiblie par sa guerre en Ukraine», «isolée» et «au bord du gouffre et de l’effondrement», demeure encore incontournable sur de nombreux dossiers internationaux (comme en septembre dernier lors des affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan où elle a été l’un des principaux initiateurs d’un cessez-le-feu) et que, même si cela déplaît à certains, il faut encore compter avec elle. La diplomatie russe reste active et surtout efficace. Avec ce rapprochement, Moscou cherche ainsi, comme le confirme le spécialiste de la Syrie, Fabrice Balanche, à «éliminer un allié des Etats-Unis en Syrie, les Forces démocratiques syriennes (FDS, coalition armée menée par les Kurdes), et renforcer ainsi son allié Bachar el-Assad». Le chercheur français ajoute que les Syriens aspirent à récupérer le territoire aux mains des Kurdes et ses richesses pétrolières. De même, comme le souligne à juste titre encore Balanche, Moscou et Damas ont besoin des Turcs pour neutraliser les djihadistes d’Idleb, à savoir la milice Hayat Tahrir Al-Cham (HTS, ex-branche d’Al-Qaïda en Syrie), soutenue par Ankara et qui contrôle encore près de la moitié de la province d’Idleb, au nord-ouest du pays.

Quels intérêts pour la Turquie et quelles conséquences pour les Kurdes ?

Dans le cadre de sa campagne électorale en cours et qui prendra fin en juin prochain, le président turc Erdogan subit d’intenses pressions politiques pour mener une opération militaire en Syrie et relocaliser autant de Syriens que possible. Une zone kurde libre et indépendante a toujours été un véritable cauchemar pour Ankara car elle pourrait donner des idées à l’importante communauté kurde de Turquie et surtout, être une base arrière potentielle à ses activistes présents sur son sol. Dès lors, le pouvoir turc a toujours qualifié les combattants kurdes de «terroristes» et a lancé depuis 2016 plusieurs offensives terrestres contre eux. Depuis cet automne, l’armée turque a intensifié ses bombardements contre des positions kurdes dans le nord de la Syrie et menace toujours de déclencher une offensive terrestre.

Cette opération militaire turque a été pour l’instant empêchée par Moscou, après d’intenses négociations.

Au regard de la dernière réunion tripartite et selon les garanties qu’auraient obtenues les Russes de la part d’Ankara, pour Assad mais également dans d’autres dossiers sensibles qui les opposent (Libye, Caucase…), le Kremlin pourrait très bien donner son feu vert et ouvrir l’espace aérien syrien aux bombardiers turcs. En attendant, pour Fabrice Balanche, «l’offensive turque n’est qu’une question de temps».

D’autant que les cycles de pourparlers menés par Damas avec l’administration semi-autonome kurde, sous l’égide de Moscou, ont jusqu’ici tous échoué, peut-être du fait des pressions américaines dont les sociétés sont très présentes dans cette zone du nord et l’est de la Syrie, riche des plus importants champs de pétrole…

Ainsi, si les Kurdes refusent les conditions de la Turquie de se retirer dans une zone à 30 kilomètres de la frontière, la rencontre de décembre pourrait constituer le déclencheur d’une «invasion turque»…

Les Kurdes, qui ont combattu le groupe terroriste Daesh au sol, notamment pour le compte des Occidentaux, ont toujours rejeté le soutien et la protection des Russes au profit de celle des Etats-Unis. Ils ne l’ont accepté que trop tardivement et timidement, lors du «lâchage» et du désengagement américain à partir de 2018. Or, on vient de le dire, l’ombre de Washington plane toujours dans cette zone, et donc Moscou n’hésitera pas à sacrifier ce «partenaire» toujours trop hésitant dans ses choix d’alliance. Surtout que l’administration Biden, ayant trop besoin de la Turquie actuellement (notamment pour son accord définitif à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN), devrait fermer les yeux quant à une éventuelle et prochaine intervention turque.

Quoi qu’il en soit, les Kurdes, éternels dindons de la farce, risquent fort de se retrouver bien seuls dans les prochaines semaines…




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